Si nous considérons la question de la maîtrise pianistique, en quoi pourrait bien consister le plus haut niveau de réalisation et d'efficacité ?
Pouvoir jouer à vue n'importe quelle œuvre, avec toute la musicalité requise, sans aucune préparation, figure sans nul doute
une première et ultime réponse. À ce stade, le travail se réduit à néant. Réaliser l'intégralité de son parcours musical dans le délai le plus
bref, le plus acceptable, avec le minimum de pénibilité, ne serait pas moins nécessaire. Mais force est de constater que ces conditions
demeurent objectivement impossibles à atteindre, sans le support d'une science méthodologique profonde, à la pointe de l'art. Des faiblesses
en lecture à vue, une mémorisation qui ne tient pas au fil des ans... Les aptitudes techniques dont la finalisation s'éternise...
Des capacités d'interprétation longues à mûrir... Autant de témoins flagrants, qui dénotent des faiblesses profondes de la méthodologie
d'apprentissage. Voilà, hélas, un tableau bien négatif... qui doit appeler à se demander pourquoi de telles lacunes, gravissimes,
apparaissent si fréquentes. À cette question essentielle, trois réponses :
Primo, la route pianistique est sans fin. L'art ne peut être circonscrit à aucune limite, et peut se voir perfectionné pendant une vie entière.
Or, il y a bien ici un dilemme : quel chemin choisir, si je ne connais pas précisément la nature finale de mon objectif ? Car c’est
généralement après de nombreuses et patientes années d’entraînement, que se révèlent les enjeux véritables de la perfection des règles qui
doivent orienter convenablement tout travail pianistique. La personne qui débute n'a aucune idée des problématiques qu'elle devra résoudre dix
années plus tard. Si elle apprend les notions techniques dans le désordre, son parcours sera allongé et sensiblement complexifié. Ce qui est presque toujours le cas,
étant donné que ce problème n'avait jamais été creusé avec suffisamment de profondeur.
L'étudiant de troisième cycle ne se doute pas non plus des obstacles qu'il devra affronter : une mémoire devenant difficile à
gérer, des problèmes de santé liés à la pratique intensive du piano (pathologies lombaires de plus en plus fréquentes), etc.
Secundo, l'amateurisme, qui a de tout temps conforté de curieuses idées préconçues, a gagné beaucoup de terrain ces dernières années. En
témoigne le cas de ces nouveaux débutants qui ont "appris le piano sur internet", de plus en plus nombreux à se présenter à des professeurs
avec quatre ou cinq années de pratique isolée, construites à l'aide de méthodes douteuses, ou de renseignements dont les individus sont
incapables d'éprouver la pertinence à long ou moyen terme. Quelle n'est pas la déception de ces apprentis musiciens, lorsqu'on leur apprend
que leurs bases sont faussées, et que tout doit être reconstruit !
... À l'opposé, le savoir des élites se diffuse mal, reste confiné dans ces cercles étroits, qui à ma grande inquiétude, me semblent de plus
en plus restreints...
Troisièmement, la méthodologie d'apprentissage du piano se trouve très rarement approfondie comme il se doit. Un grand nombre de questions
que je m'apprête à explorer avec vous n'avaient même jamais été traitées. Cela n'est à vrai dire, pas si surprenant. Le simple fait de
travailler reste, pour beaucoup, synonyme de pouvoir et de réalisation. Mais rien n'est plus faux ! Le public connaissant un peu les recherches
en matière d'efficacité a sûrement entendu parler de la loi de Pareto *, affirmant que 20% des efforts produits sont seuls responsables des
résultats obtenus. Les 80 % restant étant réduits à une stricte perte dans le temps. Concernant la pratique du piano, ce pourcentage semble correspondre aux pires cas... Mais si l'on considère pour objectif les hauts sommets de l'art que nous évoquions en premier lieu (pouvoir jouer
toute œuvre sans préparation, et obtenir le parcours musical le plus simple et le plus court) ces 20 % d'efficacité deviennent beaucoup plus
représentatifs. La méthodologie du piano est un art d'une grande profondeur, et le simple fait que dix à vingt années de travail intensif
soient nécessaires à l'obtention d'un niveau de maîtrise respectable, a, de tout temps, réservé peu de place dans les usages à une
investigation méthodologique poussée jusque dans ses derniers retranchements. Voilà autant de raisons qui justifièrent l'écriture d'un tel ouvrage. Ainsi, cet
ensemble ne constitue pas un guide d'initiation. Il propose toutefois trois niveaux de lecture, afin que tous les pianistes, quelle que soit leur expérience,
du débutant au professionnel confirmé, puissent avoir à leur portée les meilleurs savoirs méthodologiques destinés à l'art du piano. Cette science vous épargnera
des milliers d'heures de tourments devant votre clavier...
* Le principe de Pareto doit son nom à l'économiste italien Vilfredo Pareto. Aussi appelée loi des 80-20, son application s'est
étendue à de nombreux domaines, bien au-delà du cadre de la science économique.
Ces savoirs reposent essentiellement sur mes dernières recherches en matière de méthodologie, principalement, celles menées de 2014 à aujourd'hui (2021).
Également sur ce que les plus rigoureuses traditions ont produit de meilleur, ainsi que des méthodes mises au point par de grands musiciens, largement inusitées dans le public et le milieu professionnel.
J'eus la chance dans ma jeunesse d'apprendre auprès de grands professeurs, comme Sylvia Tuxen-Bang, qui enseigna la technique dans la classe de Magda Tagliaferro au CNSM de Paris, avant d'avoir été son élève. Amie de
Fauré, Villa-Lobos... Magda Tagliaferro reçut son enseignement d'Alfred Cortot. Lui-même eut pour professeur Émile Decombes, disciple de Frédéric Chopin, professeur de Ravel et de Satie.
Monsieur Cortot fréquenta d'autres élèves de Chopin, et s'instruit auprès de plusieurs disciples de Franz Liszt, dont Rubinstein...
2. PREMIER FONDEMENT MÉTHODOLOGIQUE
COMMENT travailler ? De quelle façon apprendre une
œuvre nouvelle ? À cette question essentielle,
beaucoup de musiciens affirmeront : « Travaillez peu, mais
bien ». Ou encore, « Peu importe la quantité, pourvu que la
qualité soit au rendez-vous »... Remarques pleines de bon
sens, et tout pianiste moindrement expérimenté
comprendra aisément le bien-fondé de ces observations,
puisque les études bâclées ne mènent pas très loin… Mais
l’idée de fournir un travail « de qualité » est tout à fait
insuffisante. Ce qualificatif s’avère extrêmement imprécis,
et le simple fait de penser « qualité » pendant vos séances
vous retardera considérablement. Quelle bien curieuse
réflexion, me direz-vous ! Mais nous touchons du doigt un
fondement déterminant de l’édification. Votre travail
ne doit pas être de qualité, il doit tout simplement être
parfait ! La différence entre ces deux mesures est
fondamentale. Acquérir uniquement des phrases parfaites
devrait demeurer votre objectif de tous les instants. Quitte à
laisser une plus grande proportion de texte de côté, peu
importe. Une mesure partiellement apprise n’est pas sue, et
ne le sera pas davantage au commencement de la leçon
suivante. À l’inverse, vous n’aurez plus à vous préoccuper de
ce qui aura été solidement établi… Sans évoquer toutes ces
mesures incomplètes qui s’ajoutent sans cesse à votre
fardeau d’une session à l’autre… sources d’angoisse et de
stress grandissant. Quel que soit le nombre de sections
inabouties, celui-ci sera toujours excessif. Et importe peu si
l’étendue de votre travail semble se réduire drastiquement.
« Parfait et très peu » valent beaucoup mieux que « peu et
bien ». N’accumuler que des sections achevées, même
petites, apporte de grandes satisfactions. Chaque séance se
solde par une réussite, et la motivation ne faiblit jamais.
Le simple fait de mettre d’aplomb un premier segment permet souvent d’acquérir la configuration musicale de la
pièce, ou tout au moins, d'un fragment de celle-ci. Cela
revient à maîtriser parfaitement un schéma d’écriture. Très
nombreuses sont les œuvres qui emploient des canevas
sensiblement répétitifs comme matériaux de construction
élémentaires. En guise d’illustration, voici un extrait du
sublime Largo de la 3ème sonate de Frédéric Chopin :
N.B. : Cette partition peut être téléchargée gratuitement sur le site des chefs-d'oeuvre du piano.
La parfaite maîtrise de ce premier thème va octroyer de
solides fondations pour l’apprentissage des autres sections.
Quelques mesures après, la mélodie emprunte cette
tournure :
Nous constatons que la forme du texte ne change pas. Le
rythme, le phrasé et le schéma expressif de la main gauche
restent identiques. À droite, bien que la mélodie évolue,
plusieurs similitudes sont perceptibles.
Peu après, nous retrouvons notre thème, à l’identique :
À droite, la mélodie est semblable à la note près... La partie
basse n’offre que très peu de changements... Ils seront
rapidement mémorisés. Seul un léger contre-chant vient
s’additionner à l’ensemble. Si le thème initial a parfaitement
été appris, la mise en place de ce nouveau segment se fera
dans le délai le plus bref…
Ainsi, finalisez systématiquement les mesures que vous
apprenez. Car nous pourrions multiplier les exemples musicaux à l’infini… l’unité de forme est une caractéristique d’un
nombre incalculable de chefs-d’œuvre... Quand bien même
cela ne serait pas le cas, délivrer un travail parachevé doit
rester votre objectif de tous les instants.
Ajoutons que les pianistes maîtrisant convenablement la
lecture à vue sont d’autant plus sujets à mener leurs travaux
sur de trop grandes étendues ! La facilité transporte. Et il
devient aisé d’enchaîner les mesures, sans se rendre tout à
fait compte qu’elles n’ont pas été parfaitement exécutées...
À ce stade, il n'est plus difficile de déchiffrer des pages
entières pour n’arriver qu’à un faible résultat, et somme
toute, avoir perdu un temps considérable. Visez toujours la
perfection !
L’empressement ne présage que de faux plaisirs. Ne vous
souciez pas de l’étendue de vos conquêtes : oubliez l’aspect
quantitatif… Oubliez l’objectif de résultat… Pensez
seulement qu’importe le facteur qualitatif... Et que ce
dernier doit être porté au summum de vos capacités. La
quantité n’est rien… la perfection est tout.